Je vous propose un superbe texte écrit par Greg, le frère de l’ami Alibabos, doctorant en philosophie, à propos de l’affaire Pinoncelli contre la fontaîne de M. Duchamps.
Je suis entièrement d’accord avec ses commentaires, j’y rajoute mes impressions…
« Le mercredi 25 janvier de cette année [2005], nous apprenons par voie de presse que Pinoncelli, artiste dadaïste à la longue carrière, a été condamné par la 28ème chambre du tribunal de grande instance de Paris à trois mois de prison avec sursis et 200 000 euros d’amende pour la «dépréciation » de l’urinoir de Marcel Duchamp. L’artiste a en effet donné un coup de marteau à l’objet.
Posons la question suivante : l’artiste a-t-il porté atteinte à l’œuvre d’art ? Notre réponse est sans appel : non. Bien plus, il l’a préservée.
En effet : Où se trouve l’art dans la fontaine de Mutt ? Sans doute pas dans l’objet, celui-ci est un urinoir quelconque, un objet fabriqué en série, en tout point identique à ceux que nous pourrions trouver dans des toilettes publiques. C’est un ready-made. L’art bien sûr réside dans le geste de Duchamp qui détourne l’objet de sa destination pour l’exposer dans un musée.
En touchant à l’objet, on n’enlève rien au geste. L’art se tient dans le concept.
Mais il faut bien sûr aller plus loin : quelle est la signification du geste de Marcel Duchamp ? En exposant un urinoir dans un musée, Duchamp nous provoque, suscite notre indignation, notre interrogation, c’est à dire nous éveille à nous même et à notre respect quasi religieux pour tout ce qui se trouve exposé, institué, fasciné que nous sommes par l’objet plutôt que par le geste, ordre industrieux, finalité de la fabrication, tout à son résultat, conception utile certes, sauf à la création.
Or qu’avons-nous fait ? Comme le montre dans sa cruelle évidence la réaction du tribunal ainsi que la côte de la Fontaine estimée à 2,8 millions d’euros, nous sommes retourné à l’objet, oublieux de l’idée.
C’est donc nous, société, représentés par l’institution juridique et culturelle (le centre G. Pompidou c’est porté partie civile dans cette affaire, niant par la même sa vocation à soutenir la création et l’art vivant, sa raison d’être) qui avons, bien avant le salutaire coup de marteau, détruit l’oeuvre de Marcel Duchamp.
Salutaire, au regard de ce qui vient d’être dit, c’est ainsi que nous qualifions le geste de Pinoncelli : en s’attaquant à l’objet, l’artiste nous renvoie au geste, au sien bien sûr mais avant tout à celui de Duchamp. Tel un restaurateur, il redonne vie à l’œuvre dans sa prime ferveur. Loin de « déprécier » l’œuvre, il l’apprécie à sa juste valeur, comme nous ne pouvions le faire, amnésique d’une évolution de l’art d’après guerre, tout à notre conformisme.
Car enfin, c’est de ce conformisme dont il faut parler. Voici les mots de la présidente de la chambre : «Avec orgueil, vous croyez pouvoir vous affranchir des règles de la société. Cet aspect de votre personnalité pose problème.» Ce véritable rappelle à l’ordre signe la mort de l’art et au-delà, nous le craignons, de toute politique vivante. Car à faire taire le bouffon, ce personnage qui dans la cour du roi est seul à pouvoir se moquer, c’est notre propre orgueil que nous célébrons : toute critique sera hérétique, toute mise en évidence de ce qui est de l’ordre du comportement, c’est-à-dire de l’automatisme préconscient et acritique, sera insupportable et passible du tribunal.
Disons le fortement : l’artiste n’est pas un délinquant, il est notre vigilance. L’incapacité dans laquelle nous sommes de distinguer un geste authentiquement artistique, héritier d’une histoire que nous nous devons de connaître et un pur et simple vandalisme, le peu d’intérêt que cette affaire suscite, montre si besoin est, le malaise dans lequel nous nous enfonçons et notre refus d’être dérangé dans ce naufrage.
J’en appelle donc à un sursaut de tous ceux encore capable d’apprécier la franchise de l’ami pour ce qu’elle est, à savoir une chance. »
Greg.
Je spécule, mais il me plait de penser que Duchamp lui-même aurait apprécié le geste de Pinoncelli. N’oublions pas que Marcel a collaboré à dada, en inventant le ready-made. Il a poussé l’idée de façon poétique en créant le ready-made malheureux : il demanda à sa soeur d’accrocher un manuel de géographie sur son balcon « de sorte que le vent en tourne les pages et choisisse les problèmes que le temps se chargerait de détruire ». Il n’intervient pas dans le processus créatif. Sa soeur et le vent créent l’oeuvre, le temps le détruit. Ceci nous montre bien que Duchamps se désintéresse de l’objet et du geste. Il est dans le concept pur. L’oeuvre ne lui appartient pas. Il n’a gardé aucune trace et ce ready-made qui n’a de fait jamais été exposé.
Son détachement de l’oeuvre et du geste, son rapport au temps, à la déterioration par le temps (voir « le grand verre ») m’incite à penser que Duchamp aurait apprécier de reconsiderer « sa » fontaine comme un ready-made malheureux.
Marcel avait beaucoup d’humour et dada n’était qu’une vaste blague. Prenons son L.H.O.O.Q. (la joconde à moustache), Duchamp a « vandalisé » une carte postale de serie représentant une grande oeuvre d’Art. Et qu’a fait Pinoncelli ? Si ce n’est « vandaliser » un urinoir de serie représentant une grande oeuvre d’Art. Bien sur, son geste va plus loin que cette « mise en echos dadaïste » car comme l’écrit greg : « Tel un restaurateur, il redonne vie à l’œuvre dans sa prime ferveur. Loin de « déprécier » l’œuvre, il l’apprécie à sa juste valeur, comme nous ne pouvions le faire, amnésique d’une évolution de l’art d’après guerre, tout à notre conformisme ».
La Fontaine d’R Mutt a été jugée à l’époque comme un acte de vandalisme et de provocation par rapports aux « règles de l’Art ». Elle est maintenant considérée comme une oeuvre majeure du XXème siecle. Peut-être faudra-t-il plus de temps pour reconnaître la Fontaine de Pinoncelli ?
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