Découvrir sa ville par des toiles de grands artistes impressionnistes (des précurseurs au néo-impressionnistes), est plutôt… impressionnant. Je savais que Rouen avait inspiré Monet ou Pissarro et possédait sa propre école, fondée vers 1880 par les « mousquetaires » Joseph Delattre, Léon Jules Lemaître, Charles Frechon et Charles Angrand, plutôt orientés vers le pointillisme et les couleurs vives (parfois fauves). Mais je ne m’attendais pas à en découvrir autant. Turner, le voisin d’outre-manche, fut inspiré par la Cathédrale dès les années 1830 et Gauguin, l’artiste fauve, le peintre des îles, fut lui aussi attiré par les ambiances froides de la ville aux cent clochers. Une exposition riche, rassemblant des toiles venues du monde entier (Etats-Unis, Russie, Angleterre, Allemagne, Espagne…) qui pour certaines n’avaient pas été réunies depuis la mort de leurs auteurs. Une bien belle balade dans ma ville, que je regarderai maintenant autrement…
William Turner, la Cathédrale de Rouen, vers 1832
« Durant tout l’été 2010, plus de cent trente tableaux de grands peintres de la fin du XIXe siècle, au premier rang desquels Monet, Gauguin et Pissarro, sont rassemblés pour explorer l’un des derniers grands thèmes de l’histoire de l’impressionnisme qui n’ait pas fait l’objet d’une exposition : le rôle joué par la capitale normande dans cette révolution picturale. [...] Les quelque 130 œuvres réunies pour évoquer le foisonnement des avant-gardes dans la capitale normande pendant le dernier tiers du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle sont organisées de façon principalement chronologique. À certains moments de l’exposition, des thèmes iconographiques sont toutefois isolés, de façon à montrer la persistance de motifs devenus classiques qui se retrouvent sur plusieurs décennies. » (Dossier de presse de l’exposition)
Paul Gauguin, rue Jouvenet, 1884
La déclinaison d’un sujet (Cathédrale, meules de foin, ponts…) – prétexte à la (re)production de diverses ambiances, diverses émotions, tenant compte des variations d’intensités lumineuses, suivant les différents heures de la journée, les saisons – est une pratique récurrente chez les impressionnistes… Par ce biais, les artistes développent un rapport particulier au temps. S’intéressant aussi bien à l’évolution de la lumière sur quelques heures, que durant une année entière, tout en cherchant à capter « l’instantanéité » des sensations visuelles. Ces séries sont de bon moyen pour expérimenter leur technique, cette succession de couches de couleurs modulant la matière par les contrastes (par exemple dans chaque ombre portée, on trouve des gammes de couleurs complémentaires à celles du motif). Cette touche caractéristique qui trouvera son apogée (et ses limites) avec le pointillisme de Seurat.
Cathédrales de Monet, entre 1892 et 1894
« Dans sa série sur la Cathédrale de Rouen mais plus encore dans celle des Nymphéas, on a le sentiment que le modèle choisi est plutôt un prétexte qu’un but ; un prétexte pour laisser se développer et s’amplifier une domination lyrique de la couleur et de la lumière, on est tenté de dire « un délire » tant on y sent le déchaînement puissant de l’instinct dominé par la passion. » (Raymond Cogniat, catalogue du Musée Marmottan, 1971)
Charles Angrand, Le pont de pierre, 1881
Pourquoi Rouen convient-elle aux impressionnistes ? Parce que son climat tempéré et humide génère des variations de lumière et de couleur riches et contrastés, que l‘on peut observer dans une même journée. Les couleurs du ciel sont à dominante gris –bleu (Monet est celui qui l’a le mieux capté). Mais par grand soleil, les bleus azur et jaunes vifs dominent… Sans parler des crépuscules orangés, où à bien y regarder, toutes les couleurs du prisme sont présentes, jusqu’au violet. Ce qui caractérise aussi la ville, c’est d’être entourée de plateaux. Cette « cuvette » génère la présence quasi constante d’un léger smog. Un voile diffus créé par l’évaporation de la pluie (fréquente) et surtout par la pollution. On voit d’ailleurs, dans certains tableaux de Pissarro par exemple, que les fumées d’usines sont déjà à l’époque nombreuses et contribuent à l’ambiance générale plutôt éthérée.
Camille Pissarro, le pont Boïeldieu , soleil couchant, temps brumeux, 1896
Cette exposition comprend de nombreuses toiles de Camille Pissarro, quelques toiles de Gauguin, lorsqu’il fut invité à Rouen par Pissarro, ainsi que des artistes rattachés de prêt ou de loin à « l’Ecole de Rouen ». Mais le maitre de cette exposition demeure Claude Monet. Sans installer de rapport qualitatif, ni dénigrer les indéniables talents des artistes présents, Monet se place largement au-dessus du lot. Quand Pissarro peint sa série du pont Corneille, c’est dans un style impressionniste « classique », figuratif, au service du sujet représenté… Alors qu’avec ses Cathédrales, Monet exprime bien plus ses propres émotions, se détachant de plus en plus du sujet. Il flirte déjà avec l’abstraction. Avec l’Impressionnisme, le sujet du tableau a perdu de sa noblesse, il devient anecdotique. Avec Monet, il n’y a quasiment plus de sujet…
Claude Monet, vue de Rouen, 1892
« Comment ne pas voir dans cette effervescence une libération de tout académisme et une apologie de l’acte individuel qui ont engendré les audaces du fauvisme et des théories sur la couleur pure. Comment ne pas voir dans cette musicalité des étangs de Giverny qui illuminent les dernières années, une irréalité échappant aux conventions d’espace et de forme qui annonce les libertés de la peinture abstraite. Comment ne pas voir dans l’instabilité des combinaisons de couleurs et dans l’utilisation des phénomènes scientifiques pour les effets visuels un prélude aux recherches de l’op art. « (Raymond Cogniat, catalogue du Musée Marmottan, 1971)
Franck Boggs, Les toits de Rouen et le clocher de la chapelle des Bénédictines du Saint-Sacrement, 1890
www.rouen-musees.com
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