Revisiter par la bande le thème du Monstre dans l’Art, telle est l’ambition première de cet ouvrage. Non pas la figure du Monstre, mais plutôt ses créateurs. Ces démiurges de l’ombre qui, au travers de leurs œuvres hallucinantes, effrayantes pour certains, poétiques pour d’autres, nous confrontent à la bête qui est en nous. Comme le précise Bataille,« Le « monstre » est une anomalie effroyable mais il est aussi peut-être, celui qui doit exister »(in « Gilles de Rais »). Les 22 auteurs invités pour l’occasion ont quatre planches chacun pour aborder le maître du monstrueux qui leur semble le plus significatif, qui les a sûrement traumatisés.
Nicolas Gazeau
Il est d’évidentes rencontres. Terreur Graphique use de ses difformités et de ce noir et blanc tranchant plutôt dérangeant – qu’il a exploré dans son remarquable Rorschach – pour aborder le cinéaste fou Tod Browning. Nicolas Gazeau imagine la première rencontre entre David Cronenberg et William Burroughs, à l’occasion de l’adaptation du Festin Nu, évoquant par des détails les œuvres monstres du réalisateur canadien (La Mouche, Videodrome ou Scanners…) qui ne peuvent que satisfaire l’écrivain junkie. Le choix d’une itération iconique (contrainte oubapienne spécifique au vocabulaire BD) est judicieux pour accentuer cet impression d’espace-temps suspendu. Le trait réaliste et torturé de Natacha Sicoud convient à merveille pour mettre en scène les sculptures hyperréalistes et démesurées de Ron Mueck. Les dessins noirs et blancs épurés de Monsieur Pimpant focalisent sur les sculptures (sex-toys) déformées d’Hans Bellmer. Le graphisme proche de la gravure de Matthias Lehmann ne peut que convenir pour présenter les œuvres du graveur Jacques Callot. Usant d’images fortes, brutes et colorées, Thibault Balahy (qui est à l’initiative de ce projet) retrace le parcours artistique de David Lynch en quelques étapes clés. Dr Lagrange use de photomontages et couleurs flashy pour parler du roi du Pop Art. Laureline Mattiussi perd littéralement la tête face à l’univers déjanté de James Ensor…
Thibault Balahy
Si l’on retrouve des artistes incontournables, j’en découvre qui m’étaient parfaitement inconnus : Pierre Molinier par Rémy Cattelain, Mikhaïl Boulgakov par Lorenzo Chiavini, José Mojica Marins par Taillefer et Caetano, Joel Peter Witkin par Amandine Ciosi. D’autres par contre, étonnent de par leur présence. Cependant, le Monstre n’est pas que synonyme d’horreur, de cruauté et de folie. Il symbolise aussi l’autre, l’étranger, le différent. Métaphore de ce qu’il peut y avoir de dérangeant dans l’humanité. De fait, Pierre Culliford, alias Peyo, ou Hayao Miyazaki ont légitimement leur place aux côtés des Hans Bellmer ou autres James Ensor. L’auteur de la préface rappelle, à juste titre, qu’il manque d’inévitables créateurs qui ont placés le monstre au centre de leurs préoccupations artistiques, tels que Druillet, Breccia, Moebius, Burns, Blanquet, Konture, Woodring ou le Japonais Shigeru Mizuki. J’ajouterai quelques incontournables oubliés : Goya, Lovecraft, William Blake, Odilon Redon, Jodorowski ou Topor…
Ambre
L’ensemble varie en fonction des univers graphiques de chacun. On passe d’un style à l’autre, d’un monstre à l’autre, dans une parfaite complémentarité. Certains auteurs paraissent plus « armés » pour aborder ces figures légendaires : le noir et blanc expressionniste d’Ambre sied parfaitement à l’univers sombre du dessinateur Alfred Kubin. Alors que le style humoristique de Lucas Varela paraît trop léger pour évoquer l’enfer de Dante. Mais c’est là que réside tout l’intérêt de cet ouvrage : prendre définitivement conscience que les clivages n’ont plus lieu d’être, que le médium est depuis longtemps assez mature pour rejeter tout complexes vis à vis des autres Arts. Comme il est rappelé en préface : « Qu’on l’appelle Neuvième Art ou pas, elle conserve, quand elle ne se contente pas de recycler ses vieilles recettes, un formidable appétit pour les autres formes artistiques ».
La bande dessinée, dans sa variété narrative et formelle, peut apporter de nouveaux regards, des réflexions originales sur tous les domaines artistiques qu’elle aborde. Anne Simon (s’attaquant à Adam et Eve chez Hieronymus Bosch) ou Lucas Varela nous le démontrent, un graphisme léger et enfantin peut rendre compte avec pertinence d’une esthétique dérangeante et dérangée.
Lucas Varela
A priori, les Arts visuels supportent mieux le passage par la bande. Les images fortes d’un film (Browning, Lynch, Murnau) ou d’un peintre (Bosch, Ensor, Warhol) deviennent – lorsqu’ils sont revisités par un autre dessinateur – de formidables citations, à l’incroyable puissance d’évocation (voir les superbes planches chronophotographiques de François Matton, retranscrivant les dernières secondes de Nosferatu). Mais les monstres littéraires ne sont pas en reste (Jonathan Swift par Sophie Darcq et Yann De La Ronde, Le vilain petit canard d’Andersen par Cléo Germain).
Un ensemble hétérogène. Il y manque peut-être une ligne directrice plus précise (au niveau des domaines artistiques, des époques, des genres…). D’un autre côté, cet Art Monstre amène de nombreuses découvertes, et nous démontre à chaque page, la monstrueuse diversité de la neuvième chose. A ce titre, c’est clairement réussi.
Natacha Sicaud
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