On retrouve dans ce premier acte de l’incroyable odyssée de Philémon tous les ingrédients qui témoignent du génie de Fred et feront le succès de cette saga. Philémon est certainement le personnage de Fred qui se rapproche le plus du héros traditionnel de bande dessinée. Cependant, ce dernier ne peut s’empêcher d’en pervertir la forme classique pour l’emmener vers une direction inédite, stimulant notre imaginaire à chaque page.
Dès la première page, Fred nous implique directement dans le processus de narration, nous reprenant sur notre manière de lire l’histoire. Car le gredin s’amuse avec les focales, comme un cinéaste pourrait le faire. Sauf qu’ici les plans sont fixes. Il se moque gentiment de nous, nous demandant de prendre la bonne distance pour regarder les images (comme un photographe nous demanderait de reculer), alors que nous n’avons aucun moyen de contrôler les angles de vues. Si c’est la seule fois dans cet album que Fred nous parle directement, il ne cessera de jouer avec nous, nous laissant croire que notre manière de lire influe sur le déroulement de l’histoire (est-ce parce que les cases changent de sens que nous retournons le livre, ou l’inverse ?).
C’est à travers ce jeu permanent de l’espace et du temps que Fred nous démontre la richesse insoupçonnée du médium. En bon démiurge qui se respecte, il balade ses personnages (et ses lecteurs) dans un méandre de dimensions parallèles, où les puits donnent accès à l’Océan Atlantique, les cabanes poussent comme des plantes et les bateaux naviguent dans des bouteilles.
Dans cet univers voisin du Pays des Merveilles de Lewis Carroll ou du Slumberland de Winsor Mc Cay, les lois de la physique sont chamboulées (l’eau stagne au plafond, le lit d’une rivière sert de route pour voyageurs dans le temps…). On y découvre une faune et une flore inédites, faites d’objets-plantes de toutes sortes (des arbres à bouteilles, des lampes naufrageuses, des pots de fleurs sur pattes…), un centaure (qui s’appelle Vendredi), une licorne ou des animaux de bois sculptés. Ce petit monde évolue dans un décorum pour le moins surréaliste, jalonné de nombreux symboles : la ligne d’horizon de la plage de sable évoque les déserts de Tanguy, l’horloge-plante qui pousse et se fane revoie aux montres molles de Dali. Clin d’oeil également au Radeau de la Méduse de Géricault… Niveau référence, n’oublions pas la principale, à savoir le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (qui est d’ailleurs cité dans l’album).
Et l’histoire dans tout ça me direz-vous ? C’est en allant chercher de l’eau au puits que Philémon tombe dedans, se perd dans un tourbillon et se retrouve échoué sur une plage. Alors qu’il déambule dans cet environnement bizarre (il y a deux soleils !), il rencontre Barthélémy, un homme qui n’est autre que le puisatier de la légende, disparu quarante ans plus tôt. Ce dernier lui annonce qu’ils se trouvent sur l’ile du A. Le A du mot Atlantique, inscrit sur toutes les cartes du monde… Au-delà de l’aspect loufoque du récit, prétexte aux divagations les plus folles, la recherche du puisatier amène à un éternel retour aux sources. D’où ces perpétuels effets de boucles, l’histoire tournant sur elle-même tel un escargot dans sa coquille…
Cet album (et par extension la série) dégage une poésie du verbe et du trait unique, rarement égalée depuis. Richement référencé, l’univers de Philémon est devenu au fil du temps un mètre-étalon du neuvième art, à l’influence inaltérable.
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