Tintin au Congo – Hergé (Casterman, 1937)

Tintin au Congo - Hergé (Casterman, 1937) dans Chroniques BD tintincon

Bon, au delà des bruyantes polémiques, que reste-t-il de cette deuxième aventure de Tintin en ce 21ème siècle ?

1) Un témoignage des mentalités et des mœurs de son temps, à savoir la petite bourgeoisie bruxelloise, royaliste, colonialiste et conservatrice des années 20.  Le mot nègre est régulièrement employé dans la version de 1931. Bien qu’il n’avait pas la même connotation à l’époque, j’avoue avoir du mal à chaque fois que je lis ce terme péjoratif et dégradant. Tout comme l’est la posture paternaliste et condéscendante de Tintin envers ces « pauvres » congolais (ah, le coup du chapeau coupé en deux !). Hergé a eu beau atténuer les clichés colonialiste de l’album en le redessinant en 1946, rien n’y fait. Cela transparait à chaque case.

2) Un récit d’aventure confondant de naïveté, voire limite crétin à certains moments. Une fiction qui prend énormément de libertés avec la réalité du continent africain. Une accumulation de scènes incohérentes, reposant sur une chance insolente, qui amène nos deux héros à s’en sortir à chaque fois, contre toute logique narrative (voir le passage où les singes les aident en jettent des noix de coco contre le méchant).
Un univers qui se veut réaliste, mais qui n’est qu’un déroulement d’événements fantaisistes, une successions d’absconses situations  (quand Tintin se déguise en singe ou en girafe). Sans parler de cette manie pour le moins agaçante qu’ont Tintin et Milou à faire des commentaires sur ce qu’ils vivent, au moment même où ils le vivent (par exemple, quand Milou tombe à l’eau et le requin attaque Tintin).

3) L’œuvre de jeunesse d’un futur géant de la bande dessiné, qui essuie les plâtres de sa pratique de la narration séquentielle (en cela, la version originale est bien plus intéressante). Ce qui distingue Hergé de ses contemporains, et ce dont témoigne cet album, c’est l’utilisation des phylactères et la suppression des cartouches en dessous des dessins. Un procédé pour le moins nouveaux à l’époque, qui fera école. Autre particularité du jeune Hergé, c’est cette constante impression de mouvement. Très influencé par le cinéma, il n’hésite pas à décomposer les gestes de ses personnages de manière quasi chronophotographique, ce qui apportent un rythme soutenu à ses planches (voir la scène de combat en haut de la falaise).

4) Tintin est un des premiers héros à vivre des histoires « réalistes ». La plupart des séries contemporaines développaient des univers fantaisistes ou fantastiques (Little Nemo, Krazy Kat, Mandrake, Zig et Puce, Bibi Fricotin…) Le fait de choisir un héros reporter, allant à la découverte de pays exotiques, inscrivait les aventures de Tintin dans une réalité géographique et historique. D’un point de vue naïf et caricatural dans les premiers albums, c’est à partir du Lotus Bleu qu’Hergé effectuera un travail documentaire conséquent, qui apporta une réelle authenticité aux situations décrites, jamais démentie jusqu’à sa dernière aventure.

Pour conclure, je citerai Benoit Peeters dans Tintin et le monde d’Hergé : « Paradoxalement d’ailleurs, c’est peut-être dans ce côté stéréotypé que réside aujourd’hui le principal attrait de Tintin au Congo. Des missionnaires aux chasses aux lions, des mines de diamants aux crocodiles, l’album constitue un fort bon répertoire des clichés colonialistes. Et l’on finit par se dire que, si le livre n’a rien d’une peinture très authentique du Congo de l’époque, il constitue par contre un excellent document sur l’imaginaire africain qui occupait alors les esprits européens ».

culte-tintin dans Chroniques BD

6 commentaires à “Tintin au Congo – Hergé (Casterman, 1937)”


  1. 0 Lunch 2 nov 2012 à 8:56

    Très intéressant comme d’habitude, et complémentaire avec l’analyse que tu avais faite sur la biographie de Hergé.
    Avec ça j’ai pas mal de matière pour rédiger ma synthèse :)

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  2. 1 mitchul 2 nov 2012 à 12:41

    Merci pour le compliment Lunch, ce n’est pas dans mon habitude d’écrire un article négatif, mais là, il n’y avait pas le choix.
    Et puis ça fait du bien de « casser » du mythe de temps en temps ! :)

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  3. 2 Blanche de Namur 2 nov 2012 à 19:54

    Trois commentaires en vrac:
    - Pour ce qui est des incohérences de l’histoire, cela est valable pour tous les premiers albums. C’est dû à la publication en feuilleton. Hergé a avoué ( cf Entretiens avec Numa Sadoul) qu’il livrait ses planches sans savoir comment Tintin allait se sortir du cliffhanger qui les terminait. La littérature populaire du XIXème regorge de ces aventures rocambolesques inventées par un auteur pressé par le temps et par son rédacteur en chef.
    - Caricature reflétant le colonialisme paternaliste, oui. On pourrait aussi parler des orientations politiques et des amitiés de l’auteur. La première version du personnage de Tintin sent bon le rexisme.
    - Caricature, oui mais… Hergé ne s’est pas contenté de compiler les préjugés et stéréotypes. La chanson chantée sur le bateau du missionnaire est vraiment une chanson congolaise. Les petits Français d’aujourd’hui l’apprennent dans les écoles maternelles.

    Et en prime: si aujourd’hui Tintin au Congo est le mètre étalon du racisme colonial, on oublie qu’il y avait bien pire à l’époque, tant en France qu’en Belgique. Voyez les affiches publicitaires des années 20/30, écoutez certaines chansons très populaires à l’époque (« Nénufar », hymne de l’expo coloniale de 1931). Édifiant.

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  4. 3 mitchul 3 nov 2012 à 12:13

    Chère Blanche, ces trois commentaires appelent à des… commentaires :

    Vis à vis des incohérences de l’histoire, en effet, c’est en grande partie dû à la publication en feuilleton. Cependant, d’autres albums dépendant des mêmes contraintes de diffusion (Le Lotus bleu, Le trésor de Rackham le Rouge…) sont plus cohérents, structurés, possédant une narration moins décousues. C’est une œuvre de jeunesse, avec les défauts formels dû à l’inexpérience d’Hergé en la matière. Il s’est fait tout seul et ça se sent ici.

    Vis à vis des affinités rexistes et fascistes d’Hergé, ce n’est plus un secret, et Pierre Assouline le raconte très bien dans sa biographie.
    Je reste persuadé qu’Hergé était rexiste et colonialiste par confort, par procuration, voire par opportunisme, mais non par pure conviction. Après, les faits parlent d’eux mêmes. Il a tout de même travaillé au Soir sous contrôle nazi et avait des amis fascistes… Mais je n’ai pas voulu revenir là dessus (et ainsi défoncer une porte ouverte) et parler plus spécifiquement de cet album.

    Enfin, tu as raison de le rappeler, Hergé était loin d’être le seul à penser comme ça à l’époque, et d’autres œuvres racistes et colonialistes (à ce titre, on peut aussi citer Céline) sont entrés dans la culture populaire.
    D’où l’importance de rappeler aux jeunes générations d’où cela vient. A ce titre, Peeters à raison, Tintin au Congo est un témoignage, malheureusement ni rare, ni unique, mais de loin le plus connu du grand public mondial. C’est pourquoi je pense qu’il faut le laisser dans l’état, ni le modifier et encore moins l’interdire !

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    • 4 Blanche de Namur 3 nov 2012 à 13:23

      Oui. Cependant je mettrais l’inexpérience d’Hergé au même niveau qu’un certain dilettantisme, par intuition de lecteur plus que par analyse. Il m’a toujours semblé que son personnage le dépassait d’une tête et qu’il a mis plusieurs albums à le rattraper. Dialectique de l’auteur et de son personnage.

      Pour Céline je serais plus nuancée. La valeur morale du bonhomme ne fait, à mon sens, plus débat – à part pour une poignée d’irréductibles. Céline vomissait à peu près tout ce qui n’était pas lui, il l’a dit et écrit. Cependant certaines pages du Voyage au bout de la nuit renvoient dos à dos un colonisé primitif et un colon dégénéré. En cela c’est un regard différent porté sur la colonisation (même époque que Tintin au Congo). Des exemples, de mémoire: la compagnie qui engage Bardamu s’appelle « Pordurière » et ceux qui y travaillent sont soit des crétins alcooliques pourris par les maladies tropicales, soit des petits blancs ratés comme Bardamu qui ont pour seule ambition de se fondre dans le décor. Et puis il y a cette scène très forte d’humiliation d’une famille indigène ignorante des codes blancs, par des colons veules et abrutis qui s’amusent à ses dépens. Aucune trace de mépris particulier pour les « Nègres » (c’est le mot qu’emploie Céline). La scène est racontée froidement. La colonisation est présentée comme l’armée dans ce roman: une institution conduite par des abrutis qui abusent de leur pouvoir sur de pauvres types.

      Là encore, l’homme, l’auteur et l’oeuvre ne peuvent se confondre. Un type peu recommandable peut produire un chef-d’oeuvre – c’est une porte ouverte mais hélas pas pour tout le monde. Nombreux sont ceux qui jugent l’oeuvre d’après l’auteur et mettent les deux au pilori des convenances. Bref, réaffirmons notre ferveur tintinesque. Je dirais même plus!

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      • 5 mitchul 4 nov 2012 à 15:27

        Ton intuition me parait juste. Hergé aura mis du temps avant de rattraper son héros.

        Pour ce qui est de Céline, il est vrai que ce dernier faisait preuve d’un regard critique sans concessions de la colonisation (et de la nature humaine dans son ensemble), mettant tout le monde dans le même sac. Car comme tu le dis, il vomissait tout ce qui n’était pas lui !
        Comparativement, la vision d’Hergé parait bien naïve, manichéenne et sous influence.

        Je suis d’accord sur le fait qu’il faut distinguer l’homme de l’artiste et de son œuvre. Ne pas faire comme Céline et tout mettre dans le même sac !

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