« La vie ordinaire, c’est un truc assez complexe ». Ce thème de septembre est une citation de Harvey Pekar (in American Splendor), qui s’y connait en vie ordinaire. En effet, la petite vie de petites gens peut nous emmener vers des contrées inattendues et nous faire partager des émotions fortes, à l’image de ce superbe Lucille. Une synthèse réalisée par Oliv’.
- Accueil
- > Archives pour septembre 2012
Archives pour septembre 2012
Le grand pouvoir du Chninkel – Rosinski & Van Hamme (Casterman, 1988)
Publié 30 septembre 2012 dans Chroniques BD 0 CommentairesAu début des années 90, tout amateur de bande dessinée se devait d’avoir lu le Chninkel. A peine sorti en 1988 que cet album est devenu culte, incontournable. Pour ma part, j’ai du me forcer à l’époque pour entrer dans cette aventure car, d’une part, je n’ai jamais été attiré par Thorgal de Van Hamme et Rosinski et, d’autre part, je n’aime pas l’Héroic Fantasy ! Ca fait beaucoup de réticences à découvrir le Chninkel. Mais j’ai franchit le cap, ai laissé de côté mes aprioris et suis entré de pleins pieds dans les pas de J’on ! Sans regretter une seconde car, à peine commencé ce « one-shot », on ne peut plus le lâcher.
Dans cette épopée, Van Hamme à créé un univers, une atmosphère et des personnages hors du commun. Une sorte de syncrétisme scénaristique, qui réuni des références archétypales et immédiatement identifiables : la Bible bien sur, les mondes fantastiques de Tolkien ou l’Odyssée de l’Espace de Kubrick.
Ainsi en J’on, on retrouve le Christ, mais aussi Frodon. En Ar’th, Juda. « Les immortels », les chevaliers de l’Apocalypse. Nous retrouvons le monde des fées, de la divination et de la magie avec Volga, des lutins avec les Kolds et des amazones. Enfin U’n, le créateur des mondes est représenté sous la forme du grand monolithe noir. Ces emprunts sont parfaitement digérés et n’entravent en rien la force et la cohérence de cette épopée, portée par la personnalité sympathique du pauvre J’on qui doit, bien malgré lui, sauver le monde.
Rosinski use d’un noir et blanc contrasté (entre noirs intenses et blanc immaculé) apportant du relief à ses paysages majestueux et ses personnages tous plus surprenants les uns que les autres. La précision de son trait, son sens du détail pour les décors, la profondeur des yeux de ses personnages nous étonne à chaque nouvelle page. Preuve de sa maîtrise – au cas où l’on en douterait encore – il mélange allégrement des scènes de grand angle où se mêlent de nombreux personnages dans des décors très complexes, avec des scènes très épurées où le vide est employé avec justesse. Bien que la mise en page soit on ne peut plus classique, le découpage apporte un rythme soutenu qui ne retombe jamais. Tout comme J’on lui-même, on est pris dans un tourbillon d’événements incroyables et de rencontres hallucinantes.
Le grand pouvoir du Chninkel nous démontre le savoir faire évident de Van Hamme et Rosinski pour emmener leurs lecteurs dans des univers totalement dépaysant, tout en y insérant des éléments familiers. Une alchimie qui fonctionne ici parfaitement.
Ta Mère La Pute – Gilles Rochier (6 Pieds sous terre, 2012)
Publié 25 septembre 2012 dans Chroniques BD 0 CommentairesGille Rochier nous raconte ses souvenirs d’adolescence vécue dans les grands ensembles, au début des années 70. Récit autobiographique, ce TMLP est aussi une chronique sociale, tant Rochier décrit avec finesse et subtilité les conditions de vie des habitants de ces cités, ainsi que la dure réalité de cette misère (matérielle, sociale, affective…) qui s’installe insidieusement dans ces quartiers.
C’est également un essai ethnologique, nous apprenant l’origine même de cette expression on ne peut plus emblématique de la jeunesse des banlieues : « Ta mère la pute ! » (qui donnera une autre expression non moins célèbre : Nique Ta Mère !). Une insulte qui est rapidement passée de « tabou » à « langage courant »…
Rochier dépeint admirablement cette période difficile de l’adolescence, faite de rituels de passage, de dépassement des limites, d’appartenance aux groupes de potes, d’appropriation du territoire, d’insouciance et de craintes aussi. TMLP, c’est une histoire d’amitié qui tourne au drame, à cause d’une cassette audio que tous se prêtaient et qu’il ne fallait absolument pas perdre…
Le graphisme et le récit sont à l’avenant : sensibles, précis, épurés. Ces nuances de marrons confèrent aux planches un aspect « vielles photos sépia » qui convient parfaitement à ce récit en forme de carnet de souvenirs. La narration s’appuie sur la confrontation des regards des deux ages de l’auteur : le Rochier adulte commente en voix off les événements vécus par le jeune Rochier. Cette succession de scènes se déroulent sous nos yeux de manière fluide, passant des plus marrantes au plus dramatiques, tout en intensité retenue. Excepté pour cette scène finale très émotionnellement chargée, qui malgré ce qu’il en dit, hante encore l’auteur. Assez pour en parler dans cet album…
Un album qui fait l’unanimité sur ses qualités. Ce qui est plus que mérité et rend justice aux éditions 6 pieds sous terre, qui auront attendu bien longtemps (19ans depuis l’ Alph’Art du meilleur fanzine en1993 pour la revue Jade) avant d’obtenir une nouvelle consécration par le landerneau de la bédé (Prix révélation Angoulême 2012) et de fait, un joli succès public.
Lucille – Ludovic Debeurme (Futuropolis, 2006)
Publié 16 septembre 2012 dans Chroniques BD 4 CommentairesC’est l’histoire de deux solitudes qui se rencontrent, s’apprivoisent et s’acceptent tels qu’elles sont. Deux écorchés de la vie qui se comprennent et se soutiennent mutuellement.
Lucille, une jeune anorexique surprotégée par une mère possessive et Arthur, un jeune dépressif (portant un lourd héritage) vont découvrir l’amour. Un sentiment qui leur était jusqu’alors totalement inconnu. Un amour dévorant, mais ô combien nécessaire à leur survie, qui les amènera à fuir leur ancienne existence et découvrir la face sombre de toute passion : le drame de la jalousie.
Debeurme pose un regard sensible sur le mal être des deux amants. Un trait qui ne s’embarrasse pas de fioritures, à l’image de cette mise en page épurée, qui ne contient aucun cadre, aucune structure, aucuns phylactères, comme pour ne pas perturber l’œil du lecteur et ainsi l’amener à l’essentiel, à savoir les personnages et leurs sentiments. Un récit dans lequel la frontière entre la réalité et le rêve est plutôt floue. Lucille se perdant parfois entre ce qu’elle vit et ses rêves obsédants.
Le graphisme de Debeurme (une sorte de « ligne claire excessive ») est légèrement exagéré, torturé, mettant ainsi en exergue la difformité des corps et la psychologie perturbée des personnages. Proche d’un Blanquet, mais en moins trash. Cependant, cet album n’est ni glauque, ni déprimant, Debeurme ne cédant jamais au pathos. Il y a de l’espoir, malgré un final plutôt dramatique. Lucille ayant retrouvé goût à la vie.
« En laissant au lecteur le temps d’appréhender ces personnages, en s’attachant à toutes les complexités de leur deux personnalités, Ludovic Debeurme réussit à nous amener à un troublant sentiment de proximité avec ceux-ci. Le livre refermé, Lucille et Arthur ne seront plus de simples personnages de papier mais bien des êtres qu’il vous semblera connaître. » (Note de l’éditeur)
J’ai rarement vu une telle symbiose entre le fond et la forme. Une œuvre remarquable en tout point, dont il me tarde de lire Renée, le deuxième volet.
6 Pieds sous terre, l’animal a 20 ans (2012)
Publié 15 septembre 2012 dans Plein les mirettes 0 CommentairesLa bête a 20 ans et ça se fête ! Pour marquer le coup, après un numéro spécial 20 ans de Jade, les éditions Six pieds sous terre nous proposent un livre commémoratif qui a mobilisé la participation des « auteurs qui ont pu croiser 6 pieds à un moment ou autre de leur carrière, mais aussi cette garde rapprochée, électrons libres stagiaires, bénévoles, professionnels, satellites sympathiques, qui ont donné par leur présence une couleur différente à chaque époque. » (Gilles Rochier en préface)
Sans nostalgie ni regrets, mais au contraire avec bonheur et jubilation, la bonne centaine de participants nous racontent leurs souvenirs marquants de ces années de collaboration. Fanzineux ou auteurs confirmés, tous reviennent sur leur première rencontre avec l’ornithorynque, leurs amitiés avec l’équipe, la confection de leur premier album… Certains sont dans l’anecdote quand d’autres élargissent la réflexion sur l’édition indépendante en général (Groensteen, JC Menu, Guilbert), dont 6 pieds est un acteur principal, aussi incontournable que discret.
« Au sein des indépendants historiques, j’avoue avoir toujours été un peu intrigué par 6 pieds sous terre. Pour les autres, il m’était facile d’identifier une voix, une personnalité, qui traduisait un projet éditorial singulier – l’Association tournée vers une certaine autobio, les Requins grinçants et rigolards, Amok plus littéraire, Fréon plus plastique, ego comme x plus sexuel (ou sexué), Cornelius plus apprêté… Mais 6 pieds demeurent un mystère. […] Des années passées à développer un catalogue aux allures de ménagerie – la sobre collection blanche s’étant vue rejointe par les monotrèmes, plantigrades, lépidoptères et autres arthropodes. […] Et alors que la quasi-totalité des autres revues alternatives ont jeté l’éponge (l’Eprouvette, Comix Club, Bananas, etc.), Jade est toujours là, avec une régularité exemplaire. » (Xavier Guilbert)
C’est la grande force de cette maison, produire des albums (et une chouette revue) avec et pour les auteurs, sans se soucier de jouir d’une quelconque couverture médiatique. S’ils ont accroché des « stars » à leur tableau de chasse (Baudoin, Konture, Valoni…), leur catalogue nous démontre qu’ils demeurent un formidable tremplin pour de nombreux « amateurs », dont certains sont maintenant en haut de l’affiche (Bouzard, James, Fabcaro, Morvandiau, Besseron…). Longue vie à 6 Pieds sous terre !
Commentaires récents