Alex Barbier est un cas à part dans le monde de la bande dessinée. Un franc-tireur reconnu comme l’un des inventeurs de la « couleur directe », à une époque (dès 1975) où le terme n’existait pas encore. Ses albums déroutent, certains se demandant même si on peut encore qualifier sa production de bande dessinée. Chaque case est conçue comme une œuvre picturale à part entière, sans logique séquentielle apparente. Aucun trait ne vient appuyer ses formes et ses figures. Presqu’aucuns phylactères, les légendes sont très souvent en décalage avec les dessins. On ne trouvera non plus l’archétype du héros traditionnel auquel on pourrait facilement s’identifier.
« C’est un malentendu, Barbier ne jure que par la BD, un territoire d’expression aux richesses inavouées, capable de nous livrer ses démons intimes aussi bien que n’importe quel autre médium. De fait, Barbier ne fait que cela depuis des lustres. Déclinant l’ellipse entre les cases, l’espace inconnu caché entre les neurones, le cut-up cher à son idole William Burroughs – qu’il est capable de citer de mémoire pendant des heures, avec Celine dont il est l’un des meilleurs connaisseurs ». (Vincent barrière in Qu’est-ce que la BD aujourd’hui ? Hors-série Beaux Art Magazine)
Son graphisme, à base de couleurs outrancièrement décalées, évoque les déformations corporelles et les représentations charnelles d’un Francis Bacon ou d’un Lucian Freud. Chez Barbier, les corps sont disloqués, morcelés, mutilés. La sexualité est fauve, impulsive, désinhibée, exhibée… Expressionnistes, ses toiles expriment les tourments intérieurs des personnages (et de Barbier lui-même) plus qu’ils n’illustrent une histoire. Ses cadrages oscillent entre des plans d’ensembles (pour les décors) et des gros plans sur certains détails anatomiques. Barbier sonde les faces obscures de l’humanité et, par le biais de lycaons et autres bestioles (poisson, lynx, porc…), traque la bête qui est en nous.
Comme un poulet sans tête nous emmène dans les divagations mentales du dernier représentant de l’espèce humaine, qui a survécu à l’invasion des Broumphs. Son quotidien est envahi par diverses créatures issues des programmes télévisées, qui fonctionnent tous seuls « comme un poulet sans tête ». Barbier nous installe littéralement dans la peau du personnage, nous décrivant les événements de son point de vue halluciné.
Lettres au maire de V. est le premier acte de ce qui deviendra son œuvre phare des éditions FRMK. Le maire reçoit une succession de lettres anonymes d’auteurs dénonçant les pratiques sexuelles « anormales et dangereuses pour la collectivité » d’un certain monsieur Papet (qui se défini lui-même comme un loup-garou), auxquelles ils ont eux-mêmes participé…
Le dénominateur commun à ces deux histoires est le lieu dans lequel elles se déroulent, à savoir un ancien casino, hanté par une faune étrange s’adonnant à des pratiques déviantes.
Cet album ne se lit pas comme une bande dessinée « normale ». Ces deux histoires sont décousues, façonnées en une succession d’indices, de détails qu’il nous faut organiser par nous même pour en saisir le sens. La narration repose sur la puissance des images, plus que sur la force d’évocation des mots.
Il n’est pas facile d’entrer dans l’univers de Barbier. Et c’est ce que j’apprécie d’ailleurs, être bousculé dans mes habitudes de bédélecteur et à ce titre, cet album est une vraie claque. Un auteur tel que Barbier est indispensable à mes yeux. Il ne brosse pas le lecteur dans le sens du complaisant. Bien au contraire, il ne nous épargne pas, et c’est tant mieux pour nous.
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