Je commence par une longue citation d’un article de Thierry Groensteen, paru sur son blog en avril dernier, à propos de l’influence d’Egon Schiele sur un certain nombre de dessinateur contemporain, Bézian en particulier. Encore une fois, un texte de haute volée pour nous aider à cerner le graphisme de Frédéric Bézian : « Certaines sensibilités peuvent, sans doute, être réfractaires aux aspects morbides, convulsifs ou provocants des œuvres de Schiele. Mais je ne vois pas comment un amoureux du dessin pourrait ne pas être saisi d’admiration devant l’extraordinaire sûreté de son trait aigu et sa façon unique de traiter l’anatomie du corps humain en usant d’angles inédits, de postures insolites, en faisant saillir les muscles sous la peau et le squelette sous les muscles, en jouant de la maigreur, du regard et de la carnation (qu’il traite souvent dans une gamme de jaune, rouge et vert) pour exprimer le tragique de l’homme jeté nu dans le monde, aux prises avec le désir, la folie et la mort. » [...] « Toutefois, c’est sans doute Frédéric Bézian qui paraît son héritier le plus direct, non parce qu’il le copie, mais parce que son tempérament expressionniste le conduit, lui aussi (notamment dans la trilogie d’Adam Sarlech et dans Chien rouge chien noir), à désarticuler les corps, à en faire des sortes de marionnettes électrisées. On peut se sentir vrillé par son dessin comme par celui de Schiele, le ressentir physiquement, nerveusement, presque comme s’il s’agissait d’incisions pratiquées dans notre propre chair. L’œuvre de Schiele semble nourrie de la prémonition de cette mort qui allait l’emporter à l’âge de vingt-huit ans. Grand dessinateur et remarquable metteur en espace, Bézian sait, lui aussi, nous emporter dans sa danse macabre et proposer des images qui fascinent autant qu’elles inquiètent. »
L’exagération des formes propre à l’expressionnisme renforce l’intensité dramatique des situations et colle au plus prêt de la psychologie torturée des personnages. Ses couleurs non-réalistes s’inscrivent pleinement dans les codes du genre, cependant, il se dégage de cet album une grande classe, une esthétique raffinée. L’expressionnisme de Bézian est moins « sale » que celui de Schiele…
La forme correspond ici parfaitement avec le fond. Personne ne semble très net dans cette histoire. Dans cette pseudo-chasse au sérial killer, tous paraissent suspects, et le dénouement de l’intrigue ne change en rien les suspicions que l’on peut nourrir envers les personnages. L’éditeur plutôt apathique qui ne semble pas en mesure de maitriser certaines pulsions destructrices. Sa femme plutôt effacée, qui semble subir les événements. Ce policier qui suspecte tout le monde mais dont on ne sait pas vraiment ce qui le motive. Le père énigmatique, un homme des bois qui l’est tout autant. Et cette apparition du sérial killer plutôt impromptue (et peu convaincante)… Bref, rien ne colle vraiment dans cette histoire. Qui est vraiment le tueur en série ? Qui jette le cendrier contre le miroir dans la scène d’ouverture ?
Un récit qui évoque David Lynch (Lost Highway ou Mulholland Drive) avec cette manière de brouiller les pistes, cette difficulté à distinguer où se situe la réalité, le rêve, l’hallucination ou l’allégorie… Cette représentation de la villa, tout en perspectives, en obliques, sans aucuns angles droits – alors que son architecture est d’un grand classicisme, avec ses horizontales et ses verticales hors-normes – renforce cet aspect labyrinthique. On ne peut en situer les limites et bien qu’elle possède les qualités d’une forteresse, dont on accède uniquement par voie d’eau, ou par un tunnel que l’on entre-aperçoit qu’une fois, les personnages semblent aller et venir à leur guise. Cette villa peut être vue comme une sorte d’huis-clos mental, dans lequel les protagonistes représenteraient les différentes facettes d’une personnalité complexe. Cette histoire illustrerait en fait les délires schizophréniques du narrateur. D’où ce titre de « Gardes fous » ?!
Autre piste : tous ces personnages ne seraient en fait que les créations de l’esprit d’un écrivain cherchant l’inspiration (le fait que les protagonistes travaillent dans le monde de l’édition n’est certainement pas anodin). Cet album serait en fin de compte une épopée démiurgique dans laquelle Bezian nous entraine et réussi à nous perdre. Les écrivains (et par extension les scénaristes) qui gardent en eux les personnages qu’ils créent, possédant le droit de vie ou de mort sur eux, ne seraient-ils pas, d’une certaine manière, comparables à des schizophrènes ou des tueurs en série ? Le tueur fou de l’histoire, c’est Bézian…
trailer de l’adaptation scénique et multimédia
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