Cet album grand format, sous-titré Portrait de l’artiste en jeune %@~*!, est un recueil des premières publications d’Art Spiegelman, à l’époque où il était diffusé dans les comix underground (bien avant d’avoir fondé la revue Raw). L’ouvrage est découpé en trois partie. La première, servant de prologue, a été réalisée récemment. Spiegelman nous raconte en bande dessinée la genèse de sa passion des comics et de sa vocation d’artiste. Comme de nombreux auteurs de sa génération, il pris conscience de (et dans la gueule) la puissance et la subversivité du dessin humoristique dans les pages de Mad Magazine. Il ne nous cache rien de ses sentiments familiaux et nous raconte des histoires que la plupart aurait préféré oublier et encore moins raconter dans un ouvrage. Mais on le sait, les souffrances des uns sont bien plus intéressantes que leurs plaisirs. Et se raconter de la sorte possède des vertues thérapeutiques indéniables.
La deuxième partie est l’anthologie en elle même, regroupant tous ses travaux édités entre 1972 et 1977, dont une première ébauche de Maus (3 pages qui préfigurent les 300 de son chef-d’oeuvre). Un livre dans le livre, relié par une couverture souple et cartonnée. Ce recueil fut publié en 1978 en grand format luxueux car Spiegelman avait « besoin de voir [ses] histoires dans un autre cadre que les publications underground où elles avaient vu le jour« . Breakdowns marque la volonté d’un auteur de bd d’être considéré (et se considérer lui-même) comme un artiste à part entière. En dernier lieu, la postface dans laquelle Spiegelman retrace, avec moultes détails et dessins d’époque, le contexte de l’aventure Breakdowns : « J’envie le jeune artiste, buveur d’encre au regard fou, qui a fait, il y a trente ans, les histoires rassemblées dans Breakdowns. Lorsqu’on parcourt aujourd’hui ce mince volume, il est dur de comprendre le contexte – voire le manque de contexte – dans lequel ce jeune artiste a commencé d’explorer les possibilités qu’il entrevoyait dans ce mode d’expression qu’il aimait. J’admire son ambition, son enthousiasme, sa détermination – et sa minceur ! Il était tout feu tout flammes, à l’écart et méconnu, mais avait l’arrogance de croire que son livre occuperait une place centrale dans l’histoire du Modernisme. Le désintérêt de la plupart des lecteurs et des autres auteurs de BD ne fit que le renforcer dans sa conviction de tenir quelque chose d’absolument neuf. Dans le milieu de la BD underground, qui s’enorgueillissait de briser les tabous, il brisait l’ultime tabou : il osait se donner le nom d’artiste et nommer art son travail. »(Art Spiegelman)
Dessinateur underground, inspiré par Crumb pour la dimension autobiographique de ses récits, Art est avant tout un plasticien, un esthète qui maitrise diverses approches picturales, entre expressionnisme en noir et blanc, psychédélisme coloré, humoristique, hyperéalisme ou stylisation façon cubisme… Un auteur qui pousse le langage du médium dans ses retranchements et propose une réflexion sur le sens même de la narration séquentielle (il joue beaucoup avec l’implication du lecteur, le rapport au temps…).
Spiegelman explore les possibilités techniques et esthétiques du récit dessiné. Il s’inspire sans complexes des avant-gardes artistiques (expressionnisme, cubisme, surréalisme, pop-art, sans oublier ses fréquentes références à Picasso…) et peut aisément changer de style d’une case à l’autre afin d’illustrer au mieux les changements d’émotions de ses personnages. Dans l’histoire « The malpractice suite », il utilise des cases de comics standards (genre production Elvifrance) et les détourne en prolongeant le dessin hors-cadre. Artiste oubapien avant l’heure, il termine l’histoire « Cracking Jokes » par une « itération iconique » (utilisation de la même case et du même texte) sur presque deux planches… « Mais si les pages gagnées de haute lutte que notre morveux suffisant assembla dans Breakdowns ont été parmis les premières à ouvrir à la bande dessinée les portes des librairies, des bibliothèques, des musées et des universités aujourd’hui, le morveux en question ne courait pourtant pas à l’époque après la respectabilité culturelle. A partir du moment où les autres auteurs eurent laché leurs démons bariolés dans le médium, jusqu’ici gentillet, de la BD, il put se concentrer sur la grammaire de ce langage et mettre le doigt sur ses propres démons. Grand Art et art mineur. Mots et images. Fond et forme… Tout cela peut paraître sec et académique, mais – MERDE ! – à cette époque-là, c’était pour moi une question de vie ou de mort. » (Art Spiegelman)
édition de 1977
Le terme « breakdown » peut s’interpréter comme « rupture », « défaillance ». C’était surtout le moyen idéal pour Spiegelman d’extérioriser ses névroses et obsessions (personnelles et artistiques) et ainsi éviter le fameux « nervous breakdown ». Ceux qui comme moi ne connaissaient Art Spiegelman qu’à travers Maus, découvriront grâce à ce Breakdowns un auteur à multiples facettes, maitrisant tous les styles et toutes les techniques (encres, fusain, crayons, peintures) de l’art invisible. Un bel ouvrage, complet, magistral, pour un auteur incontournable du 9ème art.
auto-Spiegelman…
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