Il faudrait qu’on m’explique un jour quel intérêt artistique peut-il y avoir à adapter un roman en bande dessinée ? Ce sont deux disciplines proches par le verbe, mais très éloignées dans leur narration. Ce genre d’adaptation apporte en général peu de choses, ni à l’œuvre de référence (qui par définition restera plus originale), ni à la bande dessinée, qui s’en trouve plutôt discréditée. Après tout, chacun fait comme il l’entend, mais je trouve que c’est un des problèmes de la production actuelle. Cette tendance littéraire (la plupart des grandes maisons ont leur collection « littérature » : Glénat, Vents d’Ouest, Casterman, Soleil, Delcourt… Voir en détail) illustre cette idée que l’histoire serait l’élément principal d’une bd, plus importante que le graphisme…
Je pense qu’à l’inverse, la bande dessinée, art de la narration, est avant tout un art plastique. Personnellement, je préfère les délires scénaristiques abscons associés à la virtuosité graphique d’un Moebius par exemple, que lire ces pseudos ouvrages littéraires. Comme si la BD (du moins, certains qui la font) avait encore des complexes (sous littérature ? art mineur ?) et devait trouver une légitimité artistique dans ces adaptations…
A tous les amateurs de ce type de BD, je ne dirai qu’une chose : lisez le livre… C’est ce que je me suis dis en lisant Les marins perdu. C’est plaisant, mais l’adaptation de Clément Belin n’a, me semble t-il, rien apporté de plus à cette histoire de marins bloqués au port de Marseille. Au contraire, les images imposent la vision du dessinateur, alors que les mots laissent libre cours à l’imagination du lecteur. Dans ce cas, mieux vaut lire le roman de J.C.Izzo…
Malgré tout, l’alliance BD-Littérature peut apporter de grande chose, quand le projet demeure original, quand le dessinateur a du talent. Je pense en particulier à la biographie de Kafka par Crumb, au Pinocchio de Winschluss qui ose prendre des libertés et nous propose une relecture originale… Lorsqu’un virtuose de la BD adapte l’œuvre d’un grand de la littérature, cela donne généralement de bons résultats quand celui-ci a le génie d’y transposer sa vision, d’y apporter sa touche personnelle qui enrichie l’adaptation. Je pense à Tardi avec le Nestor Burma de Léo Malet, Philippe Druillet et le Salammbô de Flaubert ou Breccia avec le Dracula de Stoker ou les contes de Poe…
William Wilson par Breccia
Ce dernier ouvrage est d’une richesse incroyable. Breccia laisse éclater toute sa virtuosité, sa maîtrise des contrastes en noir et blanc, l’expressionnisme quasi abstrait de ses formes colorées. C’est par le graphisme pur qu’il adapte les nouvelles de Poe. Il va même jusqu’à raconter l’histoire, sur certaines planches, sans un seul phylactère, sans un seul mot… Du grand Art !
Une distance insondable semble séparer la géométrie laconique avec laquelle, en 1974, Alberto Breccia adapte, en noir et blanc, le Cœur révélateur d’Edgar Poe et la débauche d’arabesques colorées que lui inspire, 8 ans plus tard, le conte du Masque de la Mort rouge. Au premier regard seulement. Car entre ces extrêmes, les trois autres « Histoires extraordinaires » de Poe que Breccia choisit de mettre en images permettent de renouer le fil de la logique qui unit ces deux œuvres en apparence si opposées. [...]
Breccia, magnifiquement, transforme ce néant en matière. Il injecte au blanc obsédant, apparu dans l’entrebâillement de la porte poussée nuit après nuit par l’assassin du Cœur révélateur, les « phosphorescences de la pourriture », ces couleurs réduites à l’état de traces qui veinent la pâte blanche dont il cerne l’agonie de Monsieur Valdemar et les cadavres fauchés par la Mort rouge. Au vide final contre lequel se balance le pendu à la dernière page du Chat noir et où résonne ironiquement une chanson dans la pièce abandonné par William Wilson, Breccia substitue le relief d’une matière irisée des éclats de la décomposition toute proche. La blancheur stérile du néant, cette pure surface qui n’offrait aucune prise, devient soudain palpable. Les doigts effleurent sur la feuille la lente glaciation qui scande le récit du Masque de la Mort rouge. Mais la menace de ce gel charrie les débris d’une débâcle métamorphosée en lueurs boréales. Au-delà de l’horreur, la matière même du rêve. (Agnès Carbonell en préface).
Le Coeur révélateur par Breccia
Les objets livre et BD sont semblables. Ils sont les enfants de Gutenberg. Une maison d’édition comme l’Association l’a très bien compris et nous livre, dès ses débuts, des albums de Bande Dessinée de belles factures, qui ont plutôt l’aspect et la qualité de beaux ouvrages que d’albums traditionnels (les fameux 48 pages, couvertures cartonnées) … Le roman graphique est par définition, et surtout grâce à ses meilleurs représentants (Eisner, Spiegelman, Moore, Menu, Burns, Satrapi, Miller…), l’alliance réussi entre la littérature et la bande dessinée. Un mode de narration original et créatif, qui offre des latitudes inédites…
Outre la création, le monde littéraire peut aussi apporter un enrichissement à la Bande Dessinée au niveau de la critique. Qu’un journal tel que Lire consacre des numéros entiers à des auteurs ou des héros de Bande Dessinées (Asterix, Hergé, Corto, Goscinny…) confirme l’idée, pas encore tout à fait répendue dans les milieux artistico-littéraires, que la Bande Dessinée est un Art majeur créée par des auteurs et des artistes majeurs ! C’est une très bonne chose que des chroniqueurs de presse littéraire proposent des analyses et des commentaires pointus, différents, sur la BD. Et surtout, qu’ils ne la réduisent pas à une simple sous-littérature mais la considère comme un Art, possédant ses propres codes esthétiques et narratifs.
En fin de compte, je dirai que l’adaptation de roman en bande dessinée n’est pas une mauvaise chose en soi. Cela peut aboutir à des œuvres remarquables. Mais la majorité de ces adaptations ne sont pas convaincantes. Il me semble qu’elles correspondent plus à la tendance actuelle des éditeurs qu’à une vraie démarche artistique…
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